Introduction

Comme chaque année, les étudiant.e.s de Master 2 ont participé à une « commande sociale » dont les objectifs pédagogiques consistent à les mettre en situation de répondre à une commande formulée par une institution ou une organisation publique ou privée et qui nécessite, pour y répondre, de mettre en œuvre une démarche d’enquête sociologique. Depuis deux ans, le partenaire dans le cadre du parcours « Santé au travail » du Master RED (« Recherche, Enquête, Diagnostic ») est une fondation œuvrant dans le secteur social et médico-social. L’an dernier, les étudiant.e.s de la promotion 2022-2023 ont étudié un dispositif de prévention des risques récemment mis en oeuvre dans certains établissements relevant de cette fondation – la démarche Prap (prévention des risques liés à l’activité physique) – afin d’en proposer une évaluation fondée sur l’observation directe des ateliers mis en œuvre dans les établissements et relevant de cette démarche. Ce travail a été présenté par les étudiant.e.s en présence de l’enseignant lors d’une réunion du comité de direction de la Fondation, ce qui a permis de restituer les résultats aux directions de ces structures de soin ou d’accueil. La limite de ce format de restitution et du public retenu est de priver les travailleurs et les travailleuses d’une discussion sur leurs pratiques à partir du travail des étudiant.e.s. Aussi, le projet de cette année était d’œuvrer à un format de restitution davantage en prise avec les agent.e.s. Dans cette optique, nous avons proposé de présenter ce travail dans la commission Santé sécurité au travail du Comité social et économique (CSE) de la fondation. Dans l’attente, nous proposons ce billet, d’une part pour diffuser les résultats mis au jour dans l’enquête de cette année portant sur la prévention des accidents du travail et, d’autre part, pour restituer les intérêts à la fois scientifiques et pédagogiques de la démarche constitutive de cet enseignement de « commande sociale » et de l’articulation visée d’un intérêt scientifique et d’une utilité sociale.

Après avoir restitué la démarche qui a été la nôtre et la commande à laquelle elle a été adossée, ce texte revient sur quelques points de discussion ayant émergé de la rencontre entre les cadres de références usuelles de la santé au travail et l’enquête empirique réalisée dans deux Ehpad par les deux groupes d’étudiant.e.s de la promotion.

Observer le travail pour œuvrer à une meilleure prévention des accidents du travail : une démarche pédagogique et opérationnelle 

Avant un récent changement de maquette, ce cours s’intitulait « Observer le travail », pour mettre au cœur des compétences des étudiant.e.s du parcours Santé au travail cette capacité à mettre en œuvre une enquête empirique sensible au travail réel permettant de mieux équiper les dispositifs de prévention des risques professionnels. C’est ce principe qui a guidé la réalisation de la commande de cette année relative à la question de la prévention des accidents du travail. Cette commande, formulée par le commanditaire, renvoie à une multitude de travaux récents sur les accidents du travail, principalement sur leur sous-reconnaissance et leur difficile réparation, et invite à réfléchir également à leur tout aussi difficile prévention.

En juillet 2023, Romain Juston Morival, enseignant en charge de ce cours a rencontré le commanditaire à travers la Direction générale pour échanger sur le choix de la thématique, et plus précisément sur la formulation de la commande, en vue de concilier plusieurs objectifs.

D’une part, des objectifs pédagogiques : mettre les étudiant.e.s en situation de répondre à une commande relative au travail et aux risques professionnels, en vue de les préparer, notamment, au stage du second semestre, pour lequel ils seront nombreux à participer à la construction ou à l’actualisation du Document unique d’évaluations des risques professionnels (Duerp). 

D’autre part, mettre en oeuvre les méthodes sociologiques qu’ils ont jusqu’à présent appris à mobiliser dans le cadre de travaux universitaires ; ici, il s’agirait éventuellement d’articuler plusieurs méthodes (par ordre d’importance, du point de vue pédagogique) : l’observation du travail, les entretiens semi-directifs, l’analyse de données chiffrées, l’analyse de documents d’archives.

Il fallait concilier ces objectifs pédagogiques avec les attentes et les contraintes de la structure, comme produire des analyses qui allient pertinence scientifique et utilité sociale – c’est l’enjeu de la définition d’une commande suffisamment réaliste pour que les étudiant.e.s puissent, au-delà de l’exercice pédagogique, produire des analyses robustes et utiles ; produire des analyses sur la base de terrains situées, mais qui peuvent éclairer la situation d’une grande diversité de structures ; produire des analyses permettant de répondre à des demandes émises par des structures, des CSE, ou en vue des obligations relatives à l’évaluation des risques, comme le Duerp. Tout cela en organisant la présence des étudiant.e.s peu invasive, par exemple par groupes de 2 étudiant.e.s qui effectuent quelques journées d’observations du travail sans interférer avec celui-ci.

Le sujet pour 2023-2024. Les accidents du travail : les analyser pour mieux les prévenir

Un sujet s’est dégagé autour des accidents du travail (AT), de leur analyse et de leur prévention. Ce sujet revêt en effet plusieurs dimensions qui correspondent bien aux objectifs de cette commande sociale :

Une analyse ex post : quand les AT sont survenus, on peut déployer une approche sociologique pour les analyser : décrire la situation de travail et décrire le risque advenu ; expliquer la survenue de l’AT ; proposer des pistes de transformation des situations de travail pour éviter la survenue à l’avenir de ce type d’AT. Cette méthode qui vise à la fois à identifier les causes des AT et à mettre en place des actions correctives pour éviter qu’il ne se reproduise correspond à un outil développé par l’INRS : https://www.inrs.fr/demarche/analyse-accidents-travail/ce-qu-il-faut-retenir.html. Les séances en classe qui accompagnent cette commande sociale ont alors été l’occasion de former les étudiant.e.s à cette démarche. Une deuxième modalité d’analyse a posteri repose sur l’analyse des données chiffrées en matière d’accident du travail pour identifier des facteurs de risques. Cette modalité d’enquête quantitative pourrait s’effectuer ailleurs que sur site, là où les données sont disponibles et où elles peuvent être analysées.

C’est finalement une seconde perspective qui s’est dégagée à l’issue des quelques semaines d’enquêtes, celle-ci apparaissant par contraste comme une analyse ex ante : l’observation du travail réel sur site permet aux étudiant.e.s de décrire le travail concret ordinaire indépendamment des situations où le risque d’AT est avéré. Cette ouverture au travail réel, concret et ordinaire, visait à mettre au jour des sources de dangers potentiels permettant, là encore, d’équiper des dispositifs de prévention. Puis, des entretiens avec les agents, les cadres, voire les professionnels de santé-sécurité au travail ont permis de donner du sens aux situations de travail observées. 

Pour finir ce billet, nous voudrions mettre en lumière, quelques-uns des résultats de l’enquête en elle-même, et les réactions suscitées au cours de la restitution. Cette perspective permet de dégager l’intérêt d’une expérience au carrefour de l’utilité sociale, pédagogique et scientifique de ce cours de commande sociale.

Restituer… et discuter les résultats de l’enquête

La restitution s’est organisée autour de la restitution de 5 résultats principaux :

Une première série de résultats concernent les relations qui lient les professionnelles aux résident.e.s. Les étudiant.e.s ont ainsi décrit des situations où les corps ne se plient pas aux exigences du travail des professionnelles, et d’autres situations ou à l’inverse les usagers formulent des attentes inatteignables à la pratique des agent.e.s. 

Les relations entre direction et salarié.e.s ont également été explorées, ce qui a permis de montrer comment les politiques de prévention s’articulent toujours à un certain état du rapport de force au sein des organisations de travail.

Troisièmement, l’organisation du travail a été étudiée à partir de la difficulté centrale du problème du sous-effectif et de son effet sur le travail en pointillé qu’il produit (interruption d’une tâche par une autre, sonnerie du téléphone).

Enfin, les étudiant.e.s ont formulé des résultats complémentaires à ceux mis au jour par la promotion précédente autour de l’utilisation et la non-utilisation du matériel. Cela leur a permis de pointer les écarts entre travail prescrit et travail réel, et plus précisément d’explorer la tension entre le script imposé par les outils et la virtuosité de travailleur.se.s qui s’en dégagent pour mieux travailler ou travailler plus vite, au détriment de leur santé. Des descriptions de situations en prise avec les verticalisateurs mobilisés pour lever les patients ont permis de montrer qu’ils « soulèvent » parfois plus de problèmes qu’ils n’en résolvent et que les agent.e.s leur préfèrent un corps à corps risqué avec les résident.e.s.

Ces différents résultats exposés ont donné lieu à une discussion très riche avec les responsables des structures qu’on peut ordonner, pour finir, autour de trois commentaires principaux.

Premièrement, l’échange a permis de pointer les liens entre les différents points abordés, et, derrière, le caractère systématique des résultats mis au jour : la pénurie de personnel implique des problèmes dans l’usage du matériel ; l’usage du matériel implique des problèmes en lien avec les résident.e.s, etc.

Deuxièmement, la discussion a permis de traiter de l’énigme centrale croisée dans l’enquête. Ce terrain montre une alliance entre deux phénomènes a priori incompatibles. D’un côté, la direction d’un des établissements étudiés accomplit une politique de dénonciation des accidents du travail, et, derrière, de contestation de la parole des salariés. De l’autre, tous reconnaissent qu’il y a un problème de santé au travail derrière les déclarations d’accidents du travail et les constats de relations dégradées avec les professionnel.le.s. Alors que la restitution aurait pu être tendue, au moment d’examiner les tenants et les aboutissants de la politique d’établissement consistant à dénoncer systématiquement les accidents du travail, les échanges ont permis d’aboutir sur la conclusion suivante : il n’y a pas besoin de prendre parti pour les travailleurs qui dénoncent les conditions de travail dans la survenue d’accident ou pour la direction qui dénoncent la véracité des accidents de travail, pour reconnaître que ces différents événements emportent des conséquences bien réelles : une relation de travail dégradée, et l’installation d’un climat de défiance. La comparaison dans le temps et avec l’autre structure étudiée a aussi permis d’objectiver les effets de la politique systématique de dénonciation des accidents du travail.

En définitive, la restitution a soulevé un double pari sociologique : partager des étonnements face à des états de faits peu questionnés par les acteurs, et  donner du sens à quelque chose décrit et entretenu comme incompréhensible par les directions. La restitution a ainsi permis de consolider un résultat mis au jour par l’enquête : la santé au travail est prise dans des rapports de force sur le monde du travail. La sociologie et les sociologues peuvent y être enrôlés, et l’expérimenter sur le terrain comme lors de la restitution a pu être une leçon utile pour les étudiant.e.s à la veille de leur départ en stage et à l’orée de leur entrée dans le monde professionnel. En définitive, ce genre de moment donne du sens à ce master et à son projet de placer l’enquête, sous toutes ses formes (Recherche, commande sociale, intervention diagnostic…), au cœur de l’enseignement de la sociologie à de futurs professionnels. 

Nous publions ce billet à la veille de la rentrée universitaire 2024-2025, à destination notamment de la nouvelle promotion du parcours « Santé au travail ». C’est alors l’occasion de terminer ce billet par l’annonce de la commande sociale à venir ! Cette année, les étudiant.e.s travailleront sur la difficile prévention des risques professionnels pour les étudiant.e.s en stage, en apprentissage ou en alternance. Dans cette zone grise de l’emploi et de la formation, de multiples politiques de prévention voient le jour entre le lieu de stage, l’université et le Bureau d’aide à l’insertion professionnelle (BAIP) de l’université de Rouen-normandie – le commanditaire pour cette année. Ces initiatives, ainsi que les problèmes qu’elles laissent dans l’ombre, seront explorés au cours du premier semestre. A suivre, donc, et bienvenue à la nouvelle promotion ! 

Ana Akapo, Tophé Domoua, Marième Diagne, Elea Lofong, Thierno Mbow, Sophia Rabhi, avec Romain Juston Morival

Bibliographie indicative :

Véronique Daubas-Letourneux, Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Montrouge, Bayard, 2021, 309 p.

Anne Marchand, Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels. Un fléau évitable, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier, 2022, 320 p.

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